Le credo d’un athée
Marcello Pera, président du Sénat, est un intellectuel reconnu en Italie. surtout, ce non-croyant est un proche de Benoît XVI. Voire son porte-parole officieux.
Propos recueillis par Dominique Dunglas
Le Point : Qu’est-ce que l’identité d’un pays ou d’un continent comme l’Europe ? Marcello Pera : Pour un pays, c’est l’ensemble des valeurs et des principes fondamentaux que ses institutions reconnaissent et qui figurent dans sa Constitution. L’identité (ou ethos) de l’Europe est contenue dans une série de principes et de valeurs qui sont communs à tous les pays européens et partagés par tous les citoyens. Mais l’ethos européen est en crise. Nous l’avons vu lorsque nous avons essayé de le définir.
Que ce soit durant la discussion du préambule de la Constitution ou de ses articles sur le mariage et le clonage, de fortes divergences sont apparues. Et si un pays, ou un continent, ne sent pas son ethos, il n’a pas de telos, c’est-à-dire pas de mission à accomplir. La culture européenne, majoritairement influencée par la gauche, considère que souligner notre ethos est une forme d’agression ou d’arrogance envers d’autres parties du monde, en particulier du monde islamique. Comme si affirmer notre identité revenait à nier l’identité de l’autre. Alors que c’est le contraire : affirmer notre identité signifie pouvoir ouvrir un dialogue avec les autres. Pourquoi notre identité est-elle forcément judéo-chrétienne ? Nous descendons de trois collines, le Sinaï, le Golgotha et l’Acropole, et nous avons habité trois capitales, Jérusalem, Athènes et Rome. Dans ces lieux se sont formées notre tradition et celles de nos institutions publiques d’où proviennent nos régimes libéraux et démocratiques. Cette identité judéo-chrétienne a développé une série de valeurs fondamentales : dignité de la personne, égalité de tous les citoyens, égalité homme-femme, tolérance, respect. Nous professons ces principes mais nous oublions la lymphe qui les a alimentés, la tradition judéo-chrétienne. Comment un laïque fait-il pour croire à ces valeurs sans référence divine ? Ce sont les laïques qui reconnaissent leur universalité en signant les Constitutions qui reprennent ces principes, en signant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ou la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cela signifie que les laïques croient dans la nature fondamentale de ces principes et valeurs. La différence entre chrétiens et laïques, au sens de non-croyants, est que pour les laïques ces valeurs appartiennent à l’essence de la nature humaine et ont été découvertes grâce à la raison, la réflexion, la philosophie, la culture. Pour les croyants, cesprincipes dérivent du fait que les hommes ont été créés à l’image de Dieu. La différence ne tient pas aux principes et aux valeurs mais à la façon de les justifier. Ce ne sont pas les droits des Européens riches et instruits. Il n’y a pas d’ethnocentrisme, ce ne sont pas nos privilèges. Ce sont des droits universels. Ils doivent être reconnus à tous et partout. Mais ces valeurs sont celles de la Déclaration des droits de l’homme à qui personne, en Occident du moins, n’a rien à redire. Pourquoi estimez-vous qu’elles sont en crise ? A quel point l’Europe croit-elle en ces valeurs ? Pourquoi, quand ces droits sont niés, l’Europe ne les défend-elle pas ? Une série d’épisodes démontrent que, tout en revendiquant de promouvoir les valeurs universelles, l’Europe ne fait rien pour les diffuser. Pis : il y a une culture européenne, le relativisme, qui retient que ces droits ne sont pas universels mais liés à notre mode de vie européen ou occidental et qu’ils sont différents d’autres types de droits dans d’autres zones du monde. Et cela aussi traduit un manque de confiance dans notre propre identité. Quelle est votre opinion sur la laïcité comme on l’entend en France, c’est-à-dire en cantonnant la religion à la sphère privée de l’individu ? Très sévère, car c’est une laïcité imposée par la loi. Ce n’est pas une vraie laïcité, mais une autre forme de religion. Une religion positive, illuministe, rationaliste mais imposée à tous les citoyens qui doivent renoncer à leur propre identité. L’affaire du voile est typique. Reléguer le voile à la sphère privée revient à ce que Benoît XVI appelle créer « le ghetto de la subjectivité ». Cela signifie nier aux sentiments religieux un quelconque rôle dans la sphère publique. C’est une erreur parce que c’est impossible. Mes convictions religieuses, les vôtres, celles qui sont diffuses dans la société civile entrent forcément dans la politique d’un pays. Le mouvement que vous avez créé et l’appel que vous avez lancé sont-il la traduction politique de la critique du relativisme faite par Benoît XVI ? Oui, et pas seulement par Benoît XVI. Il y a un rappel à l’identité et aux racines. Et cela peut se traduire par des engagements politiques. Si on croit à ces principes fondateurs de notre société européenne, alors il faut en tirer certaines conséquences. Comme le respect de la vie ou de l’éducation privée. En Italie, le Conseil d’Etat a jugé qu’il était licite de placer un crucifix dans une école publique ou dans une salle de tribunal car, lorsqu’il n’est pas dans une église, le crucifix cesse d’être un symbole religieux. Cette conception de la laïcité est difficilement compréhensible pour un public français. Pouvez-vous nous l’expliquer ? Le Conseil d’Etat a dit que, même pour les non-croyants, le crucifix est un signe culturel d’identité, il ne peut offenser personne et il peut rester dans les lieux publics. Au mur de mon bureau, j’ai un tableau, une scène de Nativité avec une Madone et un Enfant Jésus. A un non-croyant comme moi des symboles comme ceux-là servent à rappeler d’où viennent nos principes laïques et nos droits. C’est ça, la signification culturelle. C’est un peu comme un drapeau, un symbole d’identité. La défense de l’identité est-elle compatible avec la société multiculturelle, le métissage culturel ? La société multiculturelle est un fait. Il suffit d’ouvrir la fenêtre pour voir des hommes et des femmes d’origines diverses avec des modes de vie différents. Mais le problème est : comment faire vivre cette société multiculturelle dans une société qui garde sa cohésion, son identité ? Et c’est parce que la société sera toujours plus multiculturelle qu’il est nécessaire d’avoir une identité agrégative. Si on retient qu’il faut faire, comme disent les relativistes, une « rainbow society », une société arc-en-ciel, alors la cohésion manquera et cela conduira à des phénomènes de marginalisation comme on les vus en France et en Angleterre. Il faut trouver une nouvelle voie d’intégration. Le modèle italien, ou l’américain, n’interdit pas l’exposition publique des symboles religieux. Il cherche l’intégration, non en éliminant les religions, non en privilégiant les communautés, mais en garantissant les droits religieux à travers le partage des valeurs et des principes fondamentaux et universels. Y a-t-il vraiment une tendance à renier ce que nous sommes ? A la suite de l’affaire des caricatures, dans le monde islamique on est arrivé à tuer un prêtre, brûler des églises, assassiner des chrétiens. Quelle a été la réponse de l’Europe ? Très faible. Parfois on a été à la limite de présenter des excuses. L’Europe n’a pas cru devoir défendre son identité. Aucun ambassadeur occidental n’a été rappelé, aucune réunion du Conseil européen convoquée, la Commission européenne n’a pris aucune position ; quant au Parlement européen, qui pourtant discute de tout et n’importe quoi, il ne s’est pas exprimé sur l’affaire. Vous étiez autrefois, non pas un anticlérical, mais du moins un « laïciste ». Quel parcours personnel a fait de vous le leader des « théoconservateurs » italiens ? Le 11 septembre m’a réveillé et m’a fait me poser des questions. C’est facile d’être laïque dans un pays laïque quand ma laïcité n’est mise en discussion par personne. C’est plus difficile quand mon identité et mon existence d’Occidental sont mises en péril par ceux qui disent que j’appartiens à un monde corrompu qui doit être islamisé. C’est une discrimination historique. Etes-vous croyant ? Je suis non croyant. J’ai écrit la préface d’un livre de Benoît XVI dans lequel le pape invite les non-croyants comme moi à agir selon la formule de Pascal : « Agissez comme si Dieu existait. » Cela signifie respecter les valeurs fondamentales : égalité, parité, tolérance. La majorité des Occidentaux agissent selon les commandements de Moïse sans croire à Moïse. Donc j’agis comme si Dieu existait : je suis un bon citoyen italien, je respecte la loi, je ne mens pas, je ne tue pas, je respecte la dignité de la personne, la parité, l’égalité. « Agir comme si » signifie-t-il être croyant ? Pascal aurait répondu non. Mais le pape ne demande que ça à ceux qui partagent les mêmes convictions que moi. Il me laisse libre de rencontrer un jour la possibilité de la conversion. S’il me demandait de me convertir, le dialogue serait plus difficile.
Repères Titulaire d’une chaire de philosophie des sciences à l’université de Pise, spécialiste de Karl Popper, auteur de nombreux essais, ancien éditorialiste du « Corriere della Sera» et de « La Stampa», Marcello Pera est à 63ans un des intellectuels les plus influents d’Italie. Considéré plutôt de gauche durant sa carrière universitaire, il s’est rapproché de la droite et a adhéré à Forza Italia en 1996. Elu en Toscane en 2001, il est depuis cette date président du Sénat. Non croyant, Marcello Pera est pourtant un intime de Joseph Ratzinger, avec qui il a écrit en 2004 un livre sur l’identité de l’Europe, « Sans racines». Benoît XVI lui a confié la rédaction de la préface de son ouvrage « L’Europe de Benoît dans la crise des cultures». Pera illustre au plus près la pensée du souverain pontife sur le relativisme, la crise d’identité de l’Europe, la centralité des valeurs chrétiennes et leur affirmation face au monde musulman. Leader des néoconservateurs italiens, il a fondé le Mouvement pour l’Occident